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Emmanuel Laugier
Laugier

Aux éditions Argol

For
Crâniennes



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Emmanuel Laugier est né en 1969 à Meknès (Maroc). Vit à Nîmes. Études de Philosophie à Nice puis à Paris à la Sorbonne Paris-I. Travaux sur l’exclusion de la poésie de la cité chez Platon (L’Homère de Platon), puis, avec Jean-François Marquet, sur Les figures du don dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy. Travaille aux éditions des Belles Lettres depuis 18 ans. Fait par ailleurs partie du comité de rédaction de la revue L’Animal (Metz), pour laquelle il a dirigé le Cahier Jean-Luc Nancy (avec Philippe Choulet), Jean-Christophe Bailly, Imré Kertesz et Philippe Lacoue-Labarthe (avec Philippe Choulet), et où il a écrit, entre autre, sur le cinéma et les images ; il donne également des chroniques sur la poésie contemporaine au journal d’information littéraire Le Matricule des Anges depuis 1993, et des articles pour différents collectifs ou revues (Sitaudis principalement). 

 

E. L a été membre de la “ Commission poésie ” du Centre National du Livre de 2003 à 2006. La commission Poésie du CNL a accordé à tous ses ouvrages une aide à la publication. L’auteur a reçu une bourse d’encouragement du CNL en 1997 et en 2007 une bourse de création. 

 

Livres courants : 

 

L'Œil bande ( Deyrolle éditeur, 1997), épuisé

Et je suis dehors déjà je suis dans l'air (Édition Unes, 2000)

Son / corps / flottant ( Didier Devillez, 2000), épuisé

Vertébral (Didier Devillez, 2002), épuisé

Portrait de têtes (Éditions Prétexte, 2002)

Tout notre aer se noirci & Du Bartas, La Sepmaine (Éditions 1 : 1, 2003)

Suivantes (Didier Devillez, 2004), épuisé

Mémoire du mat (Virgile éditions, 2006), 

For (édition Argol, 2009)

l.t.m.w (Éditions Nous, à paraître oct 2013)

 

Ouvrages dirigés & Essais :

 

– Edition et préface des Écrits sur l’art (1954-2006) de Jacques Dupin Par quelques biais, vers quelques bords, P. O.L, 2009)

– “ Sans rien dire ”, postface à De nul lieu et du Japon de Jacques Dupin (Édition nouvelle, Éd. Farrago, 2004)

– Strates, cahier Jacques Dupin - Farrago, 2000

– Dossier Dominique Fourcade, Prétexte N°20 - Hiver 1999

– Dossier Jean-Patrice Courtois, Prétexte N°22 - Printemps 1999

– Cahier Jean-Christophe Bailly, L’Animal N°17/2005

– Cahier Imre Kertesz, L’Animal N°18 / 2006

 

Avec Gilles du Bouchet et Jacques Dupin

– La parole ensauvagée, Cahier Jean-Michel Reynard - 

Éd. La Lettre volée, 2009. 

Avec Philippe Choulet

– Cahier Jean-Luc Nancy, L’Animal N°14-15 / 2003

– Cahier Philippe Lacoue-Labarthe, L’Animal N°19-20 / 2008

Avec Lionel Destremau

– Singularités du sujet 8 études sur la poésie contempaine (Vol. 1)

Prétexte Édition, 2002

– Multiplicités du poème 8 études sur la poésie contempaine (Vol. 2)

Prétexte Édition, 2003

– Quatorze poètes : anthologie critique et poétique (1)

Prétexte Édition, 2004

– Poésie : variations 8 études sur la poésie contempaine (Vol. 3)

Prétexte Édition, 2003

– Douze poètes : anthologie critique & poétique (2) 

Prétexte Édition, 2006

 

Autres 

 

Sans titre, composition de Nils Méchin pour une voix et vingt instruments, textes extraits de L’Œil bande de E. Laugier (Conservatoire de la Villette, Paris, CD “ journée de la composition ”, 1997 & lauréat du prix de composition 1997. 

Têtes, composition de Nils Méchin, textes extraits de Portrait de têtes de E. Laugier (La Maroquinerie & Maison de la poésie de Paris, 2002)

Woyzeck Sentes, composition de Nils Méchin, texte de E. L., invitation des Itinéraires Bis du Fonds Régional d’Art Contemporain de Lorraine [49 Nord 6 Est], 2006.

Schéma structural de l’île de Groix, composition de Nils Méchin, images vidéo de Christophe Gallatry, texte de E. L (extrait de For), Maison de la photographie de la ville de Nice, 2008. 

 

 Si l’on excepte Tout notre aer (Editions 1 : 1, 2003) et Ltmw (Editions Nous, 2013), la poésie de Laugier présente une remarquable unité dans sa force originaire : la mémoire. Crâniennes creuse encore dans cette direction, ou achève un cycle, si Ltmw en annonce un autre. En 4° de couverture, l’auteur indique : « Crâniennes est le lieu supposé d’où vient le poème, l’endroit d’où il se transcrit pour se déposer sur la page. » Cet espace mental est celui de la mémoire en ce qu’elle vient hanter, plomber ou aérer le présent. Le poème vise donc sa propre origine, retourne amont, dans ce jeu d’images qui vient surimprimer l’aujourd’hui de façon chaotique autant que familière. Il s’agit d’explorer cette zone non pour collectionner des souvenirs mais pour éclairer un peu le fonctionnement de la machinerie interne.  
On remarque d’abord l’autonomie de la mémoire : « tout cela s’enregistre de lui-même sans que jamais rien n’ait été demandé » (p.33). D’où l’image récurrente du film, de la bande, de la bobine, dans une sorte de travail perpétuel de conservation, on ne sait où dans le crâne mais exhaustivement. Ce fait ne donne pas un sentiment de sécurité, comme un passé thésaurisé par une sauvegarde sûre, mais plutôt une « peur » mêlée à un « désir de comment » (p.55). On voudrait « y aller », mais on ne le peut par simple volonté : on ne saisit que des bribes, des restes, ce que la mémoire laisse affleurer sans que l’on sache pourquoi : « revenir / toute et même de mémoire / chiffonnée / deux fois dans l’effilochement / du varech / le long de la bande de la plage / quelque chose / d’infiltrable insiste et revient / dans on ne sait quelle / dernière bande du / jamais / jamais » (p.38) Autant l’enregistrement est stable, autant la restitution est incertaine, incomplète, parfois même refusée ou impossible, ne laissant en tête qu’un « fond noir » (p.115), lorsque « crâniennes : (ne dit rien) » (p.11). Le poète reste alors au bord d’un présent sans passé : « et je ne sais plus / que la masse vivante du noir / mat / penchée dans le vent / de n’importe quel jour revenu / au bord de lui-même » (p.106). 
Autant la mémoire est personnelle, autant la personne ne dispose pas de son propre passé. Il s’épaissit en strates, croûtes constituant « le millefeuille de la tête » (p.86). « sa mémoire / est un millefeuille craquant » (p.69) : voilà assez exactement l’amont du poème pour Laugier, un craquement de mémoire. Il n’y a aucune logique ou chronique internes dans ces parages ; se produisent des soubresauts incontrôlés, des éruptions disparates de temps : « crâniennes sont ainsi / un jour elles perdent dans un seau d’eau noire / la main pure qu’elle cherchent / un autre elles avancent / dans le décubitus d’une pente râpée / demain auront le cœur lilas / hier étaient recouvertes de neige / ainsi crâniennes été comme hiver / avancent sous les hanches du poème » (p.91) 
 
D’une page l’autre, on passe donc d’un été à Nice (p.56) à un hiver sous la neige (p.58) en une suite de « visitations » (pp.60-62-64). Ce régime du coq-à-l’âne semble sans maître : le poète ne peut pas plus poursuivre ou maintenir une image qu’il ne peut supprimer ou évacuer celle qui s’impose de manière intempestive : ainsi pour celle du sdf « emplastiqué par terre / dans un carré de carton » (p.98). Et pourtant il y a bien sinon une raison du moins un sens à cette activité mémorielle : certains épisodes, vécus de façon plus intense, ainsi pour « la mort de claude » (p.49), peuvent donner lieu à une suite précipitée de retours (pages 40 à 44) constituant une sorte de séquence à l’intérieur du livre. Mais le plus souvent, c’est l’aspect discontinu, erratique, qui domine. 
De même pour les paysages ou les lieux. Certains noms précis sont donnés : Maroc (p.13), Nice (p.56), Chicago (p.80), Léman (p.103), Uzès (p.112), sans que l’on puisse déterminer si cette suite est chronologique, sauf au début avec le Maroc, toujours lié à l’enfance. Pour le reste, cela demeure flou : les paysages sont métonymiques, restent seulement des détails, motifs que seul l’auteur peut identifier, circonstancier. Ce jeu d’ellipses ou d’écriture a minima rapproche à la fois le poème du journal intime (le diariste n’a pas besoin de développer, quelques indications suffisent à son repérage) et amène à une sorte d’abstraction du motif visuel : sans contexte réaliste, il devient pure touche ou tache : noir bitume, jaune moutarde, vert sombre des feuilles, rouge pavot, arbres noirs… « route serpentine », « aplat sec » de tôle brillante, frange sombre du varech… Par opposition, lorsque le poème renvoie à une scène (émotionnellement plus chargée ?), le paysage se compose davantage, se complète. Ce jeu entre figuratif et non-figuratif est intéressant dans le livre, même s’il n’est pas central. 
 
Crâniennes repose donc sur une opposition entre deux pôles, deux forces : d’un côté, la mémoire et ses remous, de l’autre, le poète qui entend bien rester maître du jeu, par l’écriture.  . Le poète apparaît bien aussi aux commandes lorsqu’il souligne l’enchaînement des séquences par des articulations logiques à l’initiale : « ainsi » (très fréquent), « pareillement », « mais », « alors », « or », « car »… Il peut également placer le mot « crâniennes » en début de page, entre anaphore et sous-titre répété. Sa présence à la gouverne peut être marquée de façon encore plus directive : « je reprends » (p.56), « alors reprendre » (p.105), « alors je poursuis » (p101), « et reprendre » (p.76), « (reprise) » (p.72)… C’est également le poète qui établit de façon discrète un réseau d’échos avec d’autres œuvres (Villon, Hopkins, Dickinson, le peintre Hollan, le photographe P. Descamps…) ou avec ses précédents livres : « suivantes »(p.25), « rapide vif très rapide » (p.13), « bande continue » (p.19), « vertébrale »(p.23), « (for) » (p.71)… Au bout, entre auteur et mémoire, on a l’impression que le match est nul : les termes de « crâniennes » et « mémoire » doivent être à peu près aussi fréquents que ceux de « poème » et de « phrase ». 
La poésie de Laugier retient par son lyrisme froid : le souvenir est pris sous un regard qui scrute son mouvement autant que son contenu. Emerge un passé sans mélancolie ni regret, un passé qui simplement repasse comme sans fin : « ce que je cherche là avec mes mains / est ce que je dis / ce que je continue aujourd’hui même ».

http://www.sitaudis.fr/Parutions/craniennes-d-emmanuel-laugier.php




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Anne Malaprade

Qu’est-ce qui préside à l’écriture ? Comment désigner ce qui décide, motive, impulse, ordonne, propose ? Certains invoquent l’inspiration, la Muse, l’invisible, les dieux et les daïmons, nymphes et souffles toujours au-delà, et d’autant plus puissants qu’ils sont invisibles. D’autres identifient l’inconscient, le désir, le corps : l’en deçà, d’autant plus impérieux qu’il est intérieur et tourmenté. Emmanuel Laugier choisit lui un adjectif féminin pluriel — l’étrangeté d’un mystérieux « crâniennes » — pour dire l’origine du poème, cette instance, ce moteur, cette flèche impulsive qui conduisent en l’accompagnant la transcription de l’expérience et de l’émotion. Par-delà l’au-delà et l’en deçà, quelque chose qui n’est pas un idéal, une substance qui n’est pas qu’un organe, éclaire des circonstances qui, transcrites, pourront devenir poèmes. « Crâne-déclic » en quelque sorte, aurait proposé Dominique Fourcade.

Donc ça part de là-haut mais c’est encore en nous, ça émane du corps, ça fonctionne à partir d’un lieu posté au-dedans et en même temps insituable. C’est proche du crâne mais ce n’est pas dans la boîte (noire ?) crânienne. C’est dans la tête et cependant ça se diffuse hors du cerveau, ça se matérialise en mots déposés sur la page : ça marque, ça fait emprunte, ça archive. Ça pense en créant, ça entrebâille jusqu’à l’ouverture, ça travaille, ça distend, ça met du jeu dans le silence, ça fait en sorte que les mots surviennent comme des éboulis maîtrisés. A chaque fois, l’impression de lire une petite avalanche, un incident non accidenté, justement maîtrisé par la verticalité d’une langue versifiée. Crâniennes, en plus d’être le titre d’un ensemble qui couvre neuf ans d’écriture (« janvier 2003-décembre 2012 »), apparaît ainsi comme un motif sonore et musical qui, très régulièrement, dirige l’écriture, lui donne une possibilité orientée — décision, destination — qui le plus souvent devient chance. « Crâniennes » amorce le poème, et met en mouvement la parole : le plus souvent ce premier mot veille sur ceux qui suivent et ne se ressemblent pas. C’est donc une antienne verbale, chantée peut-être, murmurée sans aucun doute, un titre et une enseigne, un trésor et une formule magique, qui donnent au livre son esprit, sa grâce et sa tenue. C’est encore un signe (clin ou coup d’œil ?) qui éveille l’écriture, un mot du corps qui ouvre tous les autres corps, un arrière-plan qui, progressivement, dessine des paysages mentaux, esquisse des scènes mémorielles. Mystérieuses « crâniennes » qui allongent et ponctuent le temps — « le présent se défenestre » —, énigmatiques « crâniennes » qui proposent des réserves temporelles et spatiales, comme des arrêts sur images : femmes, fleurs, impressions, terres, paysages sentimentaux. Elles sont autant de graines qui donnent naissance à ces fleurs de pavot dont les poèmes esquissent les lignes claires et entêtantes : « le lendemain : crâniennes/a visité selon/le tour de la fleur du crâne:/le mot pavot/a précipité le sommeil […] ». Fleur, mot, crâne, pavot : les poèmes suscitent, à partir d’un lieu-dit — ce « crâniennes » hors de tout lieu, sinon du corps imaginé imaginaire — des frôlement d’images et de mots, des revers sonores et colorés. Tout est là, net. Un monde concentré se déplie à partir d’un désir prolongé par le tracé d’une main. Surprise : la folie du jour versifiée se révèle étrangement douce et continue après ces tempêtes sous un crâne.


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For
, d'Emmanuel Laugier (lecture de Yann Miralles)

 

 

  Emmanuel Laugier livre, depuis maintenant une quinzaine d’années, une des œuvres les plus singulières et stimulantes du paysage poétique actuel – une des plus âpres aussi. Déjouant les oppositions habituelles (lyrisme vs formalisme, poésie pensante vs poésie subjective, etc.), elle est en vérité le lieu de curieux paradoxes : le texte est nourri de références diverses – littéraires, philosophiques, scientifiques –, et s’offre cependant dans une nudité désarmante ; le lexique est simple, les formules répétées, et pourtant quelque chose résiste à la lecture.
Pour aborder For, essayer d’en témoigner un peu (à défaut de comprendre ou d’expliquer), il faudrait donc partir, peut-être, du plus simple, du moins malaisé : de l’objet-livre et du titre même. Et de là tenter de déplier-déployer une lecture possible.

Voilà donc un ouvrage assez volumineux (plus de 250 pages), dont la couverture noire (comme du reste presque tous les livres des éditions Argol) n’est pas sans évoquer la « boîte / noire », le « petit cube […] / sombre », cette « sombre boîte » ou encore le « coffre » de voiture dont les poèmes ne cessent de parler. De là cette hypothèse première : le texte est cette chambre obscure (comme pour un photographe), ce lieu au noir, voire ce « crâne » (toutes ces images y sont présentes justement) d’où (et par quoi) voir le monde. Une sorte de négatif qui serait la condition pour qu’apparaisse du positif. Une masse noire (les occurrences du mot « noir » dans le texte sont très nombreuses) qui serait en prise avec la question du référent.
Bien sûr, ce « noir » dont il est tant question, il est (entre autres multiples choses) la teinte, la non-couleur de la nuit. Car le livre est tout entier hanté par la question de l’élément nocturne et du sommeil. D’où l’atmosphère de rêve dans laquelle baignent tel ou tel passages, comme cette transformation (on pense à la technique cinématographique du morphing) d’un couteau en un poisson, puis en une route (le poisson ici / est passé dans la main sans lame pour / faire / dans le fil blanc de la route cendrée / quelque chose / qui insiste / avec beaucoup de pensées mêlées il / glisse le long de l’alors où tu penses / à ces sortes d’écailles »), cette impression d’indistinction et de flottement en certains endroits (« sur les choses d’où / qui ne se distinguent plus lui / […] / en face / ne voit plus l’apesanteur qui / flotte en elles maintenant »), cette remontée à la surface du poème d’éléments disparates : lieux réels (« île de Groix », « nîmes ») ou imaginaires (à trois reprises le texte laisse place à des dessins, schémas ou croquis dont on ne saurait dire s’ils sont plans réels ou visions nocturnes), souvenirs (l’enfance marocaine, « des mémoires anciennes ») et images fantasmatiques. Tout est traité sur un pied d’égalité, les plans se recoupent et s’imbriquent les uns les autres, un peu à la manière de l’espace et du temps qui se trouvent altérés dans les rêves du dormeur.
    
Car c’est bien une expérience insolite du temps que nous donne à lire – et ressentir – ce livre. A l’alternance de la veille et du sommeil, du jour et de la nuit (« entre jour et nuit une simple balance »), voilà qu’il privilégie la fusion des deux (« tu as vu / veiller en toi / ce que toi tu / dors maintenant ») et permet de « faire un autre temps dans le temps / même / ordinaire ». Un temps hors de tout temps, semble-t-il : « petit bout de temps disjoint à part où / retenir mémoire du jour », « jour sans passé nuit sans fin ». Du moins un temps où se mêlent le passé, le présent et l’avenir – où le présent du poème est fait de « revenants », de « survivance », d’êtres et de choses qui viennent le hanter, car « le revenir infiltre le présent ». Le verbe « venir » (et ses dérivés) est à cet égard significatif : conjugué à tous les temps, il ne cesse de montrer ce qu’est et ce que fait le texte : tantôt « un enfant / revient avec sa pierre à craie », tantôt « du sommeil / va venir vient recommence », tantôt enfin (et la tournure chiasmatique présent-futur est plus flagrante encore) « un homme / […] / passe (passera) / viendra (vient) / ne cesse pas de le / faire ». Car au final c’est bien à une sorte de présent élargi que nous avons affaire, un présent qui « est reconduit dans la date que voilà / même demain / et / qu’hier ». Ou, dit autrement :
   
                        du disparaissant-remontant
                        suit le mouvement de la date
                        long
                        temps après
                        après
                        ne finit pas
    
Manière de montrer que le poème n’est pas que la boîte d’enregistrement des événements du monde, mais qu’il en est aussi comme la caisse de résonance, qu’il peut sans doute (et là est son maigre pouvoir) en prolonger l’aura. Ainsi s’explique peut-être la prédominance des participes dans la poésie d’Emmanuel Laugier – participe passé comme participe présent, ce qui fut prolongé dans ce qui ne cesse d’être, « ce qui a passé et ce qui / est passant fait que du passé / se vertèbre / ici même ».

La 1ère de couverture, presque entièrement noire, est toutefois coupée par un trait vertical sur les ¾ de sa hauteur. Ce trait n’apparaît qu’à peine ; il est mat, presque noyé dans le noir alentour, et fait songer au marquage au sol d’une route – deux lignes blanches noyées dans la nuit. C’est précisément le récit que semble faire For : celui d’un trajet nocturne, d’une voiture lancée dans l’obscurité (les phares et le tableau de bord sont les seules trouées dans la nuit, les seules touches de lumière), ainsi que le trajet (diurne celui-là) qu’on fait en train. Dire on paraît ici on ne peut plus adéquat, tant cette voiture et ce train semblent aller tout seuls, sans l’intervention de quelque conducteur (et c’est le sujet du poème lui-même qui se laisse embarquer – et nous embarque avec lui) : « on est depuis longtemps dans ce mouvement-là » (je souligne). C’est pourquoi il est autant question, dans ce livre, du « ruban gris de la route », du « serpent », du « sillon », du « sillage », de rails, et bien sûr de « la marche elle-même du poème ». Car ce trait, cette ligne, c’est avant tout celle que fait le vers et (reprenant dans le corps même du texte l’épigraphe de Sinisgalli) la phrase qui sinue et ne cesse de se poursuivre, comme le dit un passage qui met « route » et « phrase » sur le même plan :
   
                        une route tourne une PHRASE
                               dans ta tête
                               continue dehors
                               la route
   
La route : en elle se lit probablement un des nœuds de la poésie laugierienne – non pas l’opposition mais comme la superposition du continu et du discontinu, de la coupe et de la jointure. Et ce à tous les niveaux du poème : du mot au poème entier, de sa composante phonique à sa composante sémantique, de la pratique du vers à la vision globale du livre. Aux « phrases coupées / [qui] accompagnent peut-être le mouvement / de la route et le mouvement du sommeil » (je souligne) répond ainsi « une autre route le même / tracé la même presque / continuité » ; « l’équilibre cassé du vers » et les « enjambements » de la « longue nette / coupe / dans la phrase » sont un pendant aux « jambes fuselées du poème / continuant / [qui] continuent » ; au slash qui renforce « la coupe la / » fait écho la répétition de « continue continue » sur une même ligne ; inversement, les mots soudés (« pourtoisuivantun » et « delefaireavecde » – en italique dans le texte) sont un miroir tendu aux mots coupés et aux multiples rejets (à l’intérieur même des mots) du poème pp. 138- 139 (par exemple : « dans le somm / eil ains / i dessus dessou / s »). Mais les uns et les autres témoignent d’une même pratique, d’une même manière de matiérer le langage. Car entre coupe et continu (ainsi qu’entre chaque ligne et chaque poème du livre formant au final comme une même longue phrase entrecoupée), demeure, comme entre « le jour » et « la nuit », « le lien indivis » ;  il y a « ce qui fait trait d’union » ou « une encéphalographie / de soubresauts de ravinements » mais « l’histoire continue » ; et au final « il n’y a plus contradiction / la journée / ouvrière / et la nuit où tomber noir / de fatigue / font un lien ».
   
Continuant de lire et déplier notre lecture, il nous reste à souligner le titre de l’ouvrage : For – et d’abord sa singulière couleur sur la 1ère de couverture : lettres rouges sur (on l’a dit) fond noir. Une fois de plus, ce rouge inaugural se retrouve dans le texte : c’est le sang qui, au ¾ du livre, occupe plusieurs pages, et qui est la conséquence de « ta tête […] entrechoquée / contre une pierre [qui] s’est entrouverte ». Ce sang, ce « rouge », avec le réseau sémantique qui s’y attache (« l’encre » d’une « pieuvre », de même que « l’encre » qui sert à écrire – cf. « la mobilité de ses graphes / l’encre perdue » ou le « bol lisse où / fond grisé / de la mémoire est trempée / par le pinceau / calligraphique »), permet au poème de présenter une réalité fuyante et liquide. Pour reprendre le titre d’un des derniers livres de poèmes d’Henri Meschonnic, nous dirons que, dans For aussi, « la terre coule » : « tu as vu du noir / envahir / d’un vase couler et envahir la table / tes mains alors / mêlées à la table », et plus loin : « la fatigue a / envahi telle- / ment a coulé / partout / dans la tête ». C’est pourquoi Laugier, faisant ce qu’il dit et disant ce qu’il fait, mêle à trois reprises (p. 42, p. 68 et p. 174) le verbe fondre et le verbe faire dans la graphie de « fon(den)t ». Le monde ne se fait dans le poème qu’à la condition de s’y fondre (et d’y fondre), de même que le poème ne se fait qu’à la condition de se fondre dans le monde.   
Le titre est également intéressant en ce qu’il est polysémique. For évoque d’abord une intériorité ; souvent associé à l’adjectif « intérieur », il est, nous dit Le Petit Robert, « le tribunal de la conscience ». Mais l’histoire du mot nous renvoie aussi au forum, à la place publique, et même aux foris et foras qui désignent la porte – et qui ont donné le « dehors ». Voici donc un mot réversible, qui place au cœur même du livre la question du sujet. L’extrême rareté du pronom Je, la préférence accordée au « on » et au « tu », sont pourtant une manière de donner congé au sujet cartésien ou même psychologique. Dans ces textes, le sujet ne se définit pas comme un être pleinement conscient de lui-même, mais bien plutôt par sa capacité de dessaisissement, voire son dénuement, et par une forme de non-savoir (on songe à Bataille bien sûr) : « tu ne sais rien de ce qui te verra / aussi tu ne sais presque rien / de ce qui se déplace dehors ». Le sujet d’ailleurs s’y fait synonyme du poème lui-même, puisque « le poème / ne sait rien et sait quelque chose ».
Il est (le sujet comme le poème, car sans doute n’y a-t-il sujet, d’après Emmanuel Laugier, que dans et par le poème) comme la somme de diverses « perceptions », seulement défini par des stimuli et les réactions qu’il leur oppose : cela peut se faire par le toucher (le « carbonnage net / enregistrant au toucher telle frappe »), par la vue (« cela appuie sur les yeux »), en d’autres endroits par l’odorat ou l’ouïe : tout ce qui fait « une insistance », qui « appui[e] », qui fait « pression/gravitation ». Ainsi s’explique la présence de synesthésies dans les poèmes de For. Nulle vision transcendante de la réalité cependant, nul rapprochement à faire avec (par exemple) Baudelaire ou les auteurs du Grand Jeu ; se dit seulement en elles une vision plate et liquide du monde (nous l’avons dit) et surtout la volonté de faire de tout élément du réel quelque chose de transformable dans le poème : à la fois d’audible et de dicible :
   
                        comment les choses
                               viennent dans le poème
                               on ne sait pas vraiment si
                               de les avoir devant suffit
                               à les entendre
   
 La couleur vient se mêler au son : « il y a pan / de bleu sans bruit net » (on remarque ici le double sens du mot « pan » : la partie de mur ou d’étoffe et l’onomatopée qui imite un bruit) et inversement le son devient chose visible : « toutes voix peuvent s’entendre / toutes voix peuvent traverser / passer leur espace dans le tien ».
Aussi le sujet-le poème n’est-il pas un contenu opposé à une forme qui lui serait extérieure, n’est pas un Dedans opposé à un Dehors, mais comme un pli du Dehors – et le point de rencontre des deux. Il doit faire effort pour « juste sortir dehors dans le froid tenaillé / et sec de l’écrire / dehors glacé / et / cassant », se laisser « être / sous l’influence de cela même où dehors / est venir » pour que s’inversent les perspectives, pour que « tout l’espace alors entre » (et « dehors n’y est plus dehors ») – pour qu’il y ait « la même / nuit que dehors / dedans ». Et tel autre passage semble nous livrer une véritable définition du poème-sujet :
   
                        […] une matière
rouge spéciale de
transmission
un discret feuilleté où synthèses
et capteur d’archives se répondent
jusqu’
en dehors de nous-mêmes et jusqu’

   
Pas étonnant dès lors que le mot « linéament » soit central dans For : il permet la rencontre du corporel (traits du visage ou stries du cerveau – on note à plusieurs reprises « les linéaments » de « la boîte crânienne ») et du textuel (puisque le mot évoque une ligne). Le cerveau devient pli du Dehors (le dessin de l’île de Groix n’est d’ailleurs pas sans rappeler les schémas de Deleuze dans son Foucault), tout comme le Dehors est pris dans le pli du Dedans. Aussi le sujet se fait-il traversé et traversant, dans les dernières pages du livre : « une plaine rasée […] / […] / je la traverse telle / et / elle passe dans mes bras / parallèle », et encore : « c’est un feuillage / absorbant foncé tu entres en lui / de tous ses mouvements légers ». Pas étonnant non plus qu’il y soit autant question aussi de « carbone », de « charbon » ou encore d’ « éponges » et de « buvard » (le verbe « embuvarder » revient plusieurs fois) : tous ces mots disent le frottement du Dedans et du Dehors, l’envahissement de l’un par l’autre, et en fin de compte la volonté de faire entrer et de travailler toutes choses du monde (l’espace et le temps) dans le poème.
En somme une poétique de l’empreinte.
   
Il faut dire enfin que For est le signifiant anglais de la préposition « pour », et que ce sens n’est peut-être pas étranger à l’entreprise d’Emmanuel Laugier. Oui, ce livre est pour… C'est-à-dire qu’il s’adresse au lecteur, qu’il est, véritablement, un livre transitif. La propension qu’a le poète de revisiter son œuvre jusqu’à ce jour le montre bien : dans la mention du « devenir chèvre », des « vertèbres », du « miroir du mat », de « tout notre aer se noircit », se lisent en effet des références aux titres passés ou à tel ou tel motif des textes parus. De même, plusieurs poèmes (que nous dirons autoréflexifs) de For se présentent, non certes comme des explications des livres antérieurs, mais comme des bornes, des promontoires d’où contempler ce qui s’est fait, comme une manière peut-être d’en livrer quelques clefs et d’ouvrir de nouvelles perspectives – une manière aussi de nous inviter dans le mouvement du poème pour, nous aussi, lecteurs, ramasser le passé-le présent et les prolonger dans l’avenir, dans le Dehors, car
   
                        le poème est une pièce
                               carré noir plongé
sur-
imprimé d’un autre noir deux
plans en somme [    ]
glissent
l’un sur l’autre (carré noir sur fond noir)
ils font du poème un film abstrait de combinatoires
mvts dans un cube trajets – volumétrie
et filtre que pas quand à son angle cassé
je sors
dehors


Par Yann Miralles

 

For, Emmanuel Laugier par Ronald Klapka - lettre de la Magdelaine -janvier 2011

Ce livre a été publié, il y a quelque temps déjà aux éditions Argol. [24]

Emmanuel Laugier avait envisagé ce prière d’insérer, ce qui est rajouter un ultime poème et une explication (avec soi-même, face au lecteur) :

« For (foris, dehors) aura cherché à suivre, au travers d’événements ordinaires (s’endormir, se réveiller, se lever), selon des circonstances (passer son temps de jour à nuit par exemple), parfois simples, mais donnés hors de toute simplification, comment, au jour le jour, se construit quelque chose comme une psyché, et de quoi. La complication à dire ce qui vient à elle n’aura pourtant pas empêché l’aller et le retour inexorable entre une extériorité et une intériorité (et inversement), jusqu’à, comme le dit Robert Walser, presque faire éclater leur trajet. Là même, peut-être, de l’époque s’immisce et vient frotter, voire quasi écraser, son chiffon sur le poème. Il en ressort trempé ou rincé, voire les deux à la fois ; cette pression ne se clarifiant peut-être en lui qu’à s’y importer. Le poème, petite embarcation, ou vélo à faible phare, deviendra ainsi, dans son endurance, une forme finale de respiration (d’habitation) et d’issue, que le sourire de bonze de Michel Foucault accompagne à la presque fin du livre : poème étant serré, tourné, en un chignon de langue où se contre-effectue l’éclatement et la confusion de tout for-intérieur se repliant sur lui-même pour, à la fin, dessiner une sorte de battement. Aucune histoire, ni de soi ni d’aucune, n’est racontée, car seul est suivi ce que “ narre ” le serpent de route, son ravin pierreux et le hors-champ où le poème risque sa roue lente. De l’île où il re-forme son placenta au jardin du ryôan-ji où il disparaît entre des pierres lourdes et douces, poème amasse les couches du mille feuilles de tête et ses mémoires spéciales ; parle de l’échelle des choses où il s’inverse et se rapetisse et de ce qu’elles ne disent pas, du trouble de la vue, d’un bruit lointain ricoché ; du coffre d’une voiture dans l’enfance ; et s’accompagne ainsi, jusqu’au sommeil où il puise, de la poétique de son propre véhicule, se sachant à l’avance “ poésie/de bras cassés ”. Toute son expérience (d’écriture), en sa conséquence, cherche à devenir la poche perméable d’un dehors, écrire y étant aussi la faculté imageante de son espace, la chambre d’écho balbutiante d’une rumeur, époque restée sans langue ou fumée du rêve lent où du monde se donne, s’éprouve, ne cessant de venir, durement. » (E. L.)

Le possible obstacle du retour sur sa propre écriture, Maurice Blanchot dans Après-coup— précédé par Le Ressassement éternel (Minuit, 1983) l’a signifié, à propos de lui-même (d’où cette inversion dans le titre), invoquant Mallarmé d’une part, Bataille et Madame Edwarda d’autre part, et ainsi souligné : « Une telle tentation est nécessaire. Y tomber est peut-être inévitable. »

Aussi c’est avec un extrait du poème même, que j’invite à y succomber :

ce ne sont pas les seules voix —
elles sont seulement comprises dans une parenthèse
(  )

voilà tout :
d’autres fois les parenthèses (  )
se remplissent d’un morse
ce sont des phrases coupées
elles accompagnent peut-être le mouvement
de la route et le mouvement du sommeil
mais peut-être aussi
le mouvement de tout ce noir autour où
tourne et serpente la voiture étant
elle-même accrochée à d’autres mouvements
lunaires peut-être oui aussi
[...] (p. 73)
















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