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Daniel Franco
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Daniel Franco né 1968 est belge, il vit à Bruxelles. Philosophe, il est l'auteur de nombreux textes, essais, et critiques parus dans des revues.
David Marsac
Les doigts dans la prose http://www.lesdoigtsdanslaprose.fr/ Lundi 16 avril 2012
Je suis celui qui suis. – This is I. Le bégaiement : éternel retour de la parole. « Cette langue travaillée au pied-de-biche » (80) du livre de Daniel Franco, Je suis cela, publié chez Argol en 2008, est sans conteste ce qui m’est arrivé de meilleur, ces derniers jours, dans mes relations confuses aux liasses aujourd’hui recyclables qu’on appelle livres.
Je suis cela est un espace crépusculaire qui laisse entrer le jour avec la nuit pour accueillir le défilé des morts vivant en nous, ceux qui manquent, afin de reconstruire la généalogie d’une vie traversée par des multitudes.
Ce livre est d’un grand écrivain, si grand que le lecteur n’en voit d’abord que les pieds, ceux de l’enfance hissée jusqu’à la bouche des morts. Si grand que le lecteur est lui aussi contraint de se hisser au-dessus des phrases pour prendre une vue d’ensemble de ce livre labyrinthique – nulle Ariane pour le guider : lui-même ; nul minotaure non plus : son ignorance et sa paresse, au pire, pour l’en détourner. Courage, juste lecteur, ce livre est ce qui t’arrive de meilleur. « Mon but est de transposer, transcrire non ce que les morts me disent, mais ce qu’à travers moi, garçon d’étage hissé sur la pointe des pieds, ils entendent. » (14) Les premières pages de ce livre tissé dans la toile d’Arachné, instable comme un interrupteur, semblent avoir vocation à égarer le lecteur qui naît, avec le déroulé du fil narratif, par le chas de l’aiguille qui le trame (15). Souvent dans les premières pages, j’ai failli renoncer, aussitôt remporté par les petits cailloux de l’écriture pour ainsi dire jetés dans la glotte auriculaire : « Ma mère étant ma première caverne, c’est à ses flancs, suspendu et assoupi, que je commençai à penser. Un peu de lait battu en neige parfois me descendait du col, comme un pic exposé aux premières chaleurs. » (10) Parce que « nous naissons la tête tournée dans le mauvais sens, dans le sens où vont les pieds » (23), il faut à l’écrivain faire inlassablement machine arrière, avancer en boucle, s’il veut multiplier les chances de toucher aux origines d’une langue capable d’errer entre le monde profane, offert à la naissance, et le monde sacré, conquis par l’écriture : « …le seul filigrane qui serpente à travers ces petits billets, c’est ce cheminement en crabe, qui, derrière la façade craintive, abrite la joie d’aller à reculons. » (101) Le livre de Daniel Franco parcourt des chemins dédoublés à l’infini, celui des origines et des histoires familiales qui se déclinent en plusieurs langues fondatrices et traversantes comme la pluie : « …l’enfant est dans le monde comme une éponge livrée aux intempéries » (37). Le français, le néerlandais, le yiddish, le ladino, les dictons bulgares et les jurons turcs, l’hébreu de cousinage, langues nourricières comme poudre de lait (36), témoignent aussi d’une histoire tatouée à même l’avant-bras du grand-père, redoublant l’identité réelle par une identité de traverse, quasi d’empreint, imprimée sur la langue lourde du narrateur. L’existence de l’enfant bilingue, celui qui est cela du titre, est rythmée par le mouvement des langues entendues et rendues à mesure que les morts en arrêtent ou en relancent le flux : « Quand je parle, je suis interrompu par les vivants. Quand j’écris, je suis interrompu par les morts… » (83). Le fil de l’écriture institue des uns aux autres un lien dans les deux sens. Le chapitre consacré au récit de deux années d’anorexie, « Le diable au corps », occupe le centre du livre. Placé juste avant le chapitre relatant l’énigmatique sauvetage des juifs de Bulgarie, les deux vont de pair. Le récit de cette expérience de possession / dépossession anorexique autorise, dans le mouvement de l’écriture, une traversée de la catastrophe juive : « Je suis revenu en Belgique métamorphosé en lampe, le rayonnement de l’os filtrant par la peau » (51). Les nœuds de la pensée, « répercussion dans l’aphasie humaine de l’amnésie divine » (81), se dénouent en ces pages : « le vomissement anorexique se déroule sans peur, sans secousses de dégoût, c’est une simple récitation apprise par cœur, la longue phrase de la confession. » (50) Le flux du texte ainsi libéré relève peut-être du « dibbouk de la survie juive. » (57) Le livre de Daniel franco est aussi beau que complexe dans la pensée et l’écriture qu’il met en œuvre. La limpidité en est d’autant plus forte qu’elle surgit, poeske chantant, des moments d’obscurité qui la fécondent. L’écriture se construit sur des épaisseurs nourricières, strates lexicales et textuelles dont le sens, signalé au passage, est parfois différé, à l’image de ce joli petit chat chantant. Les quelques citations tirées des langues familiales, les rares et précieuses transcriptions hébraïques, les poètes et les œuvres cités (l’admirable chapitre « Boms ») s’adressent de toute évidence à des lecteurs intelligents, à des talmudistes fiévreux, à des polyglottes naturels et, plus encore, à des lecteurs curieux. Ces plis de culture quasi hercyniens, brise-lames dressés contre l’œcuménisme simplet d’une partie de la littérature actuelle, assurent le maillage à haute densité littéraire de ce texte appelé à transformer le monde perdu (quel qu’il soit) en signes sur du papier – en témoignant aussi pour ceux qui manquent : « …la littérature emporte le souvenir de tout ce qu’elle n’a pas archivé, elle connaît par ses rayons vides l’étendue de son commerce. » (58-59) Contre toute attente, ce livre affirme que la littérature est gagnante et que le filet du langage n’est pas troué. (58) --------------------------------------Cipm Marseille http://www.cipmarseille.com/auteur_fiche.php?id=2076
---------------------------------------------------------- Daniel Franco, Je suis celaVoilà pour introduire aux résonances de Je suis cela, de Daniel Franco, un premier livre nous est-il dit, un livre premier assuré-je, mais gros de bien d’autres à n’en pas douter, ceux d’avant cette publication en tous cas, qui relie intensément les "Moments of being" de l’auteur, comme l’acmé d’autant de livres aussi réels que virtuels... Catherine Flohic, présumé-je, précise en quatrième de couverture : grand lecteur de poésie et de littérature, Jean Roudaut dans l’article cité plus haut, souligne : Le livre n’est pas un miroir du lecteur, même si ce dernier perçoit en lui la trame sensible de sa propre vie. Il est seulement un exemple de la façon dont on peut se parler sa vie. (CPB, 110) Je crois bien que c’est à cette aune que j’ai découvert plus avant une écriture qui ne peut que m’être sensible au coeur (Face[s] n’avait pas manqué d’attirer mon attention [Soit cet extrait relativement au portrait d’Olivier Roller pour [Face[s] : Ce qui me frappe, c’est l’absence d’intention. Mon visage est comme l’ouvrier des marxistes, bien qu’il s’échine, il ne sait plus pourquoi, il travaille sans raisons. Par exemple, je ne m’imagine pas avec une tête pareille, au restaurant, pouvoir répondre au garçon : à point ou saignant. Je ne vois vraiment pas comment cette tête ahurie parviendrait à choisir. J’ose à peine croire qu’elle a passé commande. Et puis qui est là qui a prononcé mon nom, deux tables derrière, qui m’inspire cette frayeur impersonnelle. Oui, touchez en chaque point du livre et vous frémirez. Jean Roudaut précisait, du livre, de celui qui donne à vivre : Sa leçon est de souplesse, c’est-à-dire de méthode. Les deux ici sont réunies sans séparation ni confusion. Et c’est l’alliage des récits familiaux, par exemple : C’est au temps de la phrase de Baruch et de Peshev que mon père et toute sa famille vivaient au pays de Boris et de Filov (filez aux pp. 52-57), des sensations d’enfance liées à des mots : "les gens", convoyeurs du meilleur et du pire (42-44), de la ressaisie des jours dans une "semaine" du journal Libération en mai 2006 (91-103), dans laquelle les événements peuvent être prétexte à résonance à L’Entretien dans la Montagne, ou encore considérations sur la différence entre écriture sainte et écriture profane (106-109). Poignantes sont les évocations des derniers instants de la mère, avant que ne cesse "le cliquetis du temps", tandis que (Perec passe) : [Le] père faisait également des mots croisés, de plus en plus retors, trois étoiles, puis quatre étoiles, et, sur le point d’atteindre le sommet de l’art, il s’enticha des mots masqués, qui en appelaient à la patience et à l’incroyance". (JSC, 34) Et de trouver également, en passant par le zoo d’Anvers, une variation sur le récit de Noé, ou encore un aperçu drôlatique du yoga de la grand-mère. En ce sens, ce "premier livre" qui pouvait apparaître comme un "Me voici", ce qu’il est aussi, par la grâce de l’écriture, est bien, avant tout un "Je suis cela". Cf. "le vrac de lumière et d’odeurs" d’une Florence Pazzottu [3]. On le devine, avoir rassemblé l’auteur de L’Orphelin et celui de Je suis cela, est au-delà des classifications universitaires ou critiques légitimes, il faut bien nommer des mouvements des tendances (ici évoquer Les récits de filiation par exemple), il s’agit bien d’écritures et de sensibilités (de sismographes) aux prises avec les risques qu’elles incluent, et quoi qu’ils en aient, la nécessité intérieure les y conduit, "bons qu’à ça" : Quand je parle, je suis interrompu par les vivants. Quand j’écris, je suis interrompu par les morts, mais ce sont aussi des propos de morts qui m’emportent. C’est pourquoi, dans la parole, le monde est inamovible et consolidé par le poids de tout ce qui repose à sa surface. Tandis que dans l’écriture, seuls passent les fantômes qui ne sont plus de ce monde, bien qu’ils en viennent, et c’est pourquoi un fil les y attache encore, et c’est par cette courroie qu’ils s’efforcent de le soulever. Dans l’écriture, avec le concours équivoque des spectres, la terre entière peut bouger, sans même qu’un seul mot dans la phrase ne tremble. Parler, c’est confier les trompettes de Jéricho aux mains d’un enfant. Écrire, c’est s’attaquer aux murailles armé d’une simple pointe. Dans les deux cas, en l’absence du dispositif d’Archimède, il s’agit néanmoins de relever son défi : sans pivot ni levier, d’une seule main, ou depuis la bouche, parce qu’il est devenu si léger, souffler sur sa voilure et manoeuvrer le monde. (Daniel Franco, JSC, 84) Une génération d’intervalle, deux manières de considérer que "l’héritage hérite l’héritier" (Marx) [4], un même défi : La question qu’on se pose sur ses ancêtres n’a pas trait à la légitimité de la filiation (ce n’est pas une question de morale sociale) ; elle est liée au sentiment tragique que chacun a de sa singularité : comment un homme du livre est-il issu d’ancêtres du fer et du feu ? Pourquoi, entre douleur et terreur, ce besoin d’écrire, qui est un risque d’exil ? Y a-t-il incompatibilité dans les filiations, comme dans les amours ? […] L’artiste ne peut travailler avec innocence : on ne se saisit de rien qu’on ne le mette à mort. Dévoilant l’oublié, il met à mal tout l’assuré (Jean Roudaut, CPB, 110) . © Ronald Klapka _ 15 décembre 2008
------------------- Je suis cela de Daniel Franco (lecture de Tristan Hordé) sur poezibao
Je suis cela : une sorte d’autobiographie, ou plutôt le récit de moments vécus, par l’écrivain et quelques-uns de ses proches. Mais il ne faut pas parler de récit, le livre étant constitué de fragments non liés entre eux, tous titrés ; pour commencer, "L’ancien et le nouveau", puis "Arachné", etc., jusqu’à la fin avec "Portrait de l’écrivain en ouïe tatouée" et "Les rôdeurs, postface". Chaque sous-titre est le programme d’un de ces moments du temps « gaspillé à écrire la vie ». "Arachné" : c’est la toile indéfiniment à tisser pour que, extraits depuis le temps obscur des débuts, les souvenirs s’organisent peut-être, que l’écriture les distribuant dans l’espace clos du livre donne quelque sens à ce qui a été vécu. "Arachné", c’est l’image du monde : Plus tard, par la vitre du train, je vois le roulé-boulé des toits de chaume, des toits d’ardoise, des mouchoirs dépliés de froment et de lavande, où les arbres noirs s’infiltrent en grandes pattes velues et soulèvent le paysage comme une araignée géante qui déguerpit, maman surchargée de proies. On est toujours en mouvement et la toile n’a pas de centre à partir duquel suivre des fils. Aucune cohérence n’est visible dans les éléments épars qui se succèdent, évocation des premiers apprentissages ou réflexions sur la mort du père, mélange des jours de l’enfance et de la vie des disparus : Quand je parle, je suis interrompu par les vivants. Quand j’écris, je suis interrompu par les morts, mais ce sont aussi des propos de morts qui m’emportent. Éparpillement, parce qu’une vie n’est faite que de moments sans lien entre eux ? Sans doute, et l’absence d’ordre est le lot de chacun quand il s’agit de la ressaisir. Mais pour Daniel Franco, relater est devenu impossible puisque cela consisterait à raconter d’une manière précise. Des ruptures sont intervenues qui interdisent de s’inscrire dans quelque continuité que ce soit : l’extermination des proches, parce que juifs, a introduit une faille qui empêche le narrateur de penser un début, puis un parcours. C’est pourquoi le récit est brisé, c’est pourquoi les souvenirs et des bribes de ce qui fut rapporté par des proches alternent avec des réflexions sur l’aphasie ou à propos du débat sur l’écriture après les chambres à gaz. Viennent même s’insérer des extraits d’un Journal, celui d’une semaine de 20061, mais qui disent aussi à leur manière la difficulté à écrire le passé comme le présent ; on lit en effet sous Lundi 22 mai 2006 : « Dimanche, j’écris pour lundi. Comme au temps de l’école, la veille au soir est un estomac noué dans le temps »... Cela, dans le titre, c’est en raccourci dire ce morcellement, l’indécision du temps, ce qui demeure après la destruction. Daniel Franco explique dans les dernières pages comment est venue l’idée de cela. Le titre est né après une relecture dans Hamlet « d’une phrase mystérieuse : « This is me – Hamlet the Dane », traduite le plus souvent par « Me voici – Hamlet le Danois ». Par le biais d’un poème de Daniil Harms2, l’auteur propose sa traduction : « Je suis cela », et la commente : Ophélie est morte et c’est à son corps noyé qui gonfle dans les eaux que renvoie "cela" pour Hamlet. « "Je suis cela", c’est-à-dire, je ne suis pour l’essentiel rien d’autre que cette carcasse qui gonfle », et dans ce moment terrible Hamlet « découvre et reconnaît, bouleversé, ce qui lui avait tant manqué, la communauté de sort de ceux qui éprouvent la même chose dans le même temps ». C’est ce manque qui soutient le livre de Daniel Franco, manque explicité dans sa reprise du débat sur la possibilité de l’écriture, à partir de l’analyse d’Adorno et de l’œuvre de Celan, de la poésie après la Shoah : pages fortes sur ce qu’il est possible d’écrire après le rupture de civilisation qu’a été Auschwitz. Les fragments de vie rapportés par Daniel Franco, vie du père et de la mère, Moïse et Ruth, des grands-parents, du frère et de la sœur, sont toujours des bribes écrites « par sauts », qui ne tiennent pas entre elles, qui s’additionnent sans que se reconstitue un parcours. Il faut sans cesse reprendre, ajouter, en sachant que « cette obscurité passée en boucle ne fait pas revenir le cadre ancien », que les langues perdues de l’enfance étaient les traces des vies errantes des parents juifs : le ladino3 « truffé de dictons bulgares et de jurons turcs », le yiddish, l’hébreu. Comment écrire ? Certainement en acceptant jusqu’à un certain point le legs, comme le père faussaire : il copiait des tableaux de maître, mais « il [leur] conférait une tristesse absente dans l’original ». Je suis cela est nourri de la littérature comme des choses de la nature. Les œuvres sont là, entières, par un nom, une brève citation, une allusion — Kafka, Proust, Platon, Kleist, Gœthe, Ovide, Burroughs, Tagore, Fondane — parfois lues au moment où le livre se construisait, Valérie Mréjen, Yehuda Amichaï. Yann Kassile. Etc. La familiarité est telle que l’on est tenté de reconnaître dans tel passage un pastiche de la phrase de Lautréamont, et tel autre évoque fortement celle de Thomas Bernhard ou, souvent, la tradition flamboyante du poème en prose. Comme s’il s’agissait en parcourant les genres littéraires de combler tous les manques, d’affirmer que dans l’écriture, « avec le concours équivoque des spectres, la terre entière peut bouger, sans même qu’un seul mot dans la phrase ne bouge ». Tristan Hordé Présentation et lecture au cipm à Marseille http://www.cipmarseille.com/pop_audio.php?id=686 |