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Pierre Bergounioux
Bergounioux

Aux éditions Argol

B-17 G
Le Baiser de sorcière / Le Récit absent
B17-G
Écrire, mai 68, (collectif)
Écrire, pourquoi ?, (collectif)
Face (s), (collectif)
Le baiser de sorcière / Le récit absent
Pierre Bergounioux, l'héritage
B17-G


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Pierre Bergounioux est né en 1949 à Brive-la-Gaillarde. Il a été professeur de lettres, a enseigné  à l’Ecole Nationale supérieure des Beaux arts de Paris. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres, romans et essais aux éditions Gallimard, Verdier et a publié un récit B-17G (2006), ainsi qu’un livre d’entretiens avec son frère Gabriel : Pierre Bergounioux, l’héritage (2008) aux éditions Argol

 

Le Baiser de sorcière

Par Pierre Jourde (Écrivain)  http://bibliobs.nouvelobs.com "Confiture de culture"

Le dernier livre de Pierre Bergounioux, paru chez Argol, se situe dans la lignée de l'un de ses plus beaux textes, B-17 G (Argol aussi). Celui-ci mettait en scène les aviateurs enfermés dans la carlingue des forteresses volantes qui allaient bombarder l'Allemagne pendant la Seconde Guerre Mondiale.

Le dernier ouvrage se divise en deux parties. On peut l'ouvrir d'un côté ou de l'autre, et les textes sont inversés. Il s'agit donc de deux livres tête-bêche, un essai et un récit. Le récit, Le Baiser de sorcière, suit le parcours de jeunes tankistes soviétiques aux commandes d'un des fameux chars Joseph Staline 2 (JS 2), qui entrent dans Berlin fin avril 1945. L'essai, Le Récit absent, suit l'histoire du roman, depuis Homère, considérée à travers l'écart, chronologique ou social, entre ceux qui font l'événement et ceux qui l'écrivent. L'Union soviétique se voulait l'aboutissement et la fin des contradictions historiques. Normalement, cet écart entre l'action et l'écriture, entre l'intellectuel et le travailleur aurait dû s'y abolir. Ce n'est pas ce qui s'est passé.

Comme B-17 G, Le Baiser de sorcière représente la tentative, forcément vouée à l'échec, de combler cet écart. Les tankistes russes étaient souvent des jeunes gens éduqués. Certains auraient pu écrire leur propre histoire. Cela ne s'est pas fait. Bergounioux essaie de substituer son texte à ce «récit absent», absent depuis qu'il y a des récits, à cette parole que n'ont jamais prise ceux qui sont en prise directe sur le réel. L'écart ne sera pas réduit, Bergounioux n'est pas un aviateur britannique ni un soldat de l'armée rouge. Echec magnifique, cependant.

Dans ce court récit, nous voyons ce que voient ces cinq jeunes gens de Novgorod, Perm ou Briansk, c'est-à-dire pas grand-chose, à travers les étroites ouvertures de leur blindé, dans la fumée et les flammes. Nous sommes engoncés avec eux, nous sentons l'odeur du diesel, nous entendons le grondement des canons, semblable à un «effondrement». Sans pathos, sans lyrisme ni emphase épique, La parfaite information technique de Bergounioux (qui a vraiment l'air d'avoir traversé la steppe à bord d'un JS 2) redonne vie à leurs sensations fragmentées, fugitives, violentes, incohérentes, reconstruit cette réalité depuis longtemps disparue, qui n'a rien à voir avec les vues panoramiques des généraux et des historiens. Un panzerfaust met fin à leur histoire, et justifie le titre : le «baiser de sorcière», c'est le trou noir percé dans le blindage par la roquette, dont la déflagration extermine l'équipage.

 Etrange inadvertance, toutefois, dans cette reconstitution impeccable : l'auteur semble considérer qu'on entre en Prusse orientale lorsqu'on franchit l'Oder en direction de Berlin, ce qui représente une erreur d'environ 400 kms. C'est un détail, mais il gêne un peu tant l'illusion par ailleurs  est parfaite.

L'essai éclaire le sens du récit. Cette traversée au galop de l'histoire de la littérature et des sociétés humaines séduit souvent, en dépit d'une certaine lourdeur qui contraste avec la légèreté et la rapidité du récit, en dépit également d'affirmations hautement contestables, telles que « pas d'œuvre, depuis un demi-millénaire, qui ne conteste les vérités officielles, donc la légitimité de l'ordre établi », expression de la doxa contemporaine qui considère l'art comme révolté par essence. Les médiévistes, les antiquisants comme les spécialistes de l'art classique auraient beaucoup à dire sur la question. Mais peu importe. Tel quel, ce livre profondément original se distingue du tout-venant de la production romanesque.
 


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Le Baiser de sorcière et le Récit absent,  de Pierre Bergounioux. 

Parmi les livres récemment parus, il faut absolument porter son attention sur ce petit volume qui, lu dans un sens, propose une fiction (le Baiser de sorcière), et entamé dans l’autre sens, avance une réflexion de très haute portée (le Récit absent). Les deux textes entretenant entre eux un évident rapport de fond.

L’idée motrice de l’ensemble se trouve exprimée dans le Récit absent : alors que chaque grande période de l’histoire a trouvé un écho dans la littérature ; alors que, conjointement, depuis Homère, le décalage temporel entre les faits et leur récit n’a cessé de s’amenuiser, passant de trois siècles dans l’Antiquité à la quasi-immédiateté aujourd’hui, il est advenu que le plus considérable événement des cent dernières années, la révolution soviétique, n’a donné naissance, ni en son temps ni postérieurement, à aucune œuvre littéraire qui fût à sa hauteur. Bergounioux ose donc son propre récit. Il embarque dans un JS 2, le char de combat conçu à la fin de la Seconde Guerre mondiale par les ingénieurs en armement soviétiques. Il en évoque la conception, les améliorations techniques, cinétiques et balistiques, par rapport au fameux T 34. Il raconte les essais, l’entraînement de l’équipage, puis les 1 500 kilomètres couverts à fond de train jusqu’à l’Oder. Il décrit l’aube du 29 avril 1945, lorsquele Karl-Liebknecht franchit le fleuve et s’élance vers Berlin. Enfin, il plonge dans la bataille ultime. Le récit est d’une beauté rare. L’omniprésente technique, mais aussi la vision fragmentaire des hommes dans le monstre, leur flux de conscience : tout cela, qui se trouve magistralement restitué, entre en résonance avec la théorie qui se forge dans les pages du Récit absent.

Alors qu’on observe depuis toujours un partage des tâches entre ceux qui agissent et ceux qui plus tard à leur manière racontent l’action, rien de tel ne se produit en URSS. Parce que l’homme nouveau est censé réunir en un seul corps les uns et les autres ? Les manuels et les intellectuels, les combattants et les artistes ? Ou, plus sûrement, parce que le stalinisme a écarté, poussé au suicide ou liquidé les plus grands talents : Maïakovski, Mandelstam… En peinture, on se contente de coller des tracteurs dans des tableaux à la Repine. Quand Cervantès, en 1605, entamait la parution de son Don Quichotte, dans le désenchantement du monde cent ans après la disparition de « la chevalerie turbulente, ingénue » ; quand Stendhal, en 1839, publiait sa Chartreuse de Parme, vingt-cinq ans après Waterloo, le temps nécessaire « pour que l’expérience s’élève au degré de conscience dont témoigne l’expression littéraire », aucun roman sur la période soviétique n’est encore parvenu à se hausser à une semblable hauteur symbolique. C’est le grand récit manquant dont il est ici question. Dans le Karl-Liebknecht, des hommes font l’histoire. Ils ne l’écrivent pas. Ils en ont une conscience trop parcellaire. De l’intérieur de l’engin, on ne perçoit du monde que ce qu’en donnent à voir les étroits rectangles de ses ouvertures.

Le Baiser de sorcière se présente alors comme la possible ébauche du Récit absent, avec ces jeunes types à peine sortis des steppes et projetés dans la modernité, à l’image de cette révolution survenue là où on l’attendait le moins. Il fallait le talent immense de Pierre Bergounioux pour ainsi réunir une réflexion puissante et le récit qui lui donne forme littéraire.

Jean-Claude Lebrun, L'Humanité


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Au moyen d’un court essai et d’une fiction, Pierre Bergounioux brosse le « récit absent » autant qu’épique de l’URSS.

Le nouveau livre de Pierre Bergounioux est plein des temps passés et des fureurs de l’Histoire, mais c’est pourtant bien autour d’une question littéraire qu’il s’articule. « À l’encontre de la loi non écrite qui veut que toute expérience, depuis le début des Temps modernes, reçoive dans l’instant même une expression homogène à son ampleur, écrit-il, l’événement majeur du XXe siècle, qui fut la naissance, la vie et la disparition de l’URSS, n’a pas trouvé d’écho digne de ce nom dans l’ordre de la littérature, et c’est peut-être de cette carence qu’elle est morte. » Une énigme, donc – pourquoi ce « récit absent » n’existe-t-il pas ? –, que Pierre Bergounioux expose dans un texte en forme d’essai, tandis que le Baiser de sorcière est un bref récit de fiction, qui n’élucide pas entièrement le mystère, mais apporte une réponse possible. Le livre se présente de telle sorte que les deux textes peuvent être lus dans un ordre indifférent, même si la fiction ­semble prolonger l’essai.

S’il n’est certainement pas dans l’intention de Pierre Bergounioux de réaliser des exploits, on ne peut qu’être impressionné par le tour de force que représentent ces deux textes, chacun dans leur genre, eu égard à leur petit format. Dans le Récit absent – qui s’ouvre par une biographie éclair et foudroyante de Lénine –, l’auteur brasse en 70 pages quantité de siècles et de sujets, qui tournent autour des rapports entre l’Histoire et sa représentation littéraire, et du partage des tâches entre l’État, la société et le génie des grands écrivains.

Bergounioux constate que le décalage chronologique entre « l’existence » (les événements vécus) et « la conscience » (la capacité de les penser) s’est peu à peu amenuisé au point que les deux choses sont devenues concomitantes au milieu du XIXe siècle, en Europe occidentale, avec Stendhal et Flaubert. Tandis qu’un basculement s’opère au XXe siècle, conséquence de l’irruption de la modernité, où les œuvres les plus universelles (Proust, Kafka, Joyce) s’éloignent du présent et de la ­barbarie qui s’annonce, alors qu’aux États-Unis Faulkner « révolutionne l’idée qu’on se faisait de la réalité » et « restitue le sens du monde à ceux qui le font ».

Pour l’URSS, la question de l’autonomie de la littérature – qui est au cœur de ces interrogations – se pose encore davantage, alors que les classes sociales sont théoriquement abolies et que le régime a imposé un art officiel, le réalisme socialiste. Mais, suggère Bergounioux, la dernière génération aisée et cultivée qui a connu la Russie impériale, contemporaine de Faulkner, aurait pu, sans soumission excessive, jouer avec la censure pour inventer une langue singulière au service du récit des événements qu’elle a traversés. Problème : « Moins de trois pour cent de la classe 1942 regagneront leur foyer, à la fin des hostilités. »

Et c’est précisément un tel jeune homme, Ivan, qu’imagine Pierre Bergounioux, commandant de char à 18 ans, combattant dans les rues de Berlin au printemps 1945 dans le « Karl Liebknecht », un JS 2 tout frais sorti des usines soviétiques. Avec le Baiser de sorcière, Pierre Bergounioux déploie la même puissance d’écriture que dans B-17 G  [1], où l’on se trouvait dans le cockpit d’un bombardier américain, avec des GI’s, au-dessus de l’Allemagne. Le Baiser de sorcière a valeur d’épopée. C’est une fresque historique de 46 pages, saisissantes, rugissantes, aussi spectaculaires que le meilleur Spielberg. Avec au bout de cette terrible aventure, qu’Ivan envisage de raconter lui-même pour ne pas la laisser aux mains de « types […] restés le derrière sur leur chaise dans les bureaux de l’Union des Écrivains », l’ironie de l’Histoire, cruelle, destructrice, avorteuse du « grand récit ».  

Christophe Kantcheff, Politis



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Une nouvelle sur la guerre et une réflexion sur la littérature : un cocktail détonnant de Pierre Bergounioux.

 

Le lecteur du dernier livre de Pierre Bergounioux (l'auteur, entre autres, des admirables Miette ou La Ligne) se pose une question assez inhabituelle : dans quel sens faut-il le lire ? Doit-on commencer par l'essai en recto, Le Récit absent, ou par la nouvelle en verso, Le Baiser de la sorcière ? Au fond, qu'importe la réponse car ces deux textes publiés tête-bêche nous interrogent sur d'autres dualités : la fiction et la réalité, la théorie et la pratique, le présent et le passé, voire la classe dominante et le prolétariat, etc. 

Les néophytes en artillerie ne connaissent pas forcément la signification du "baiser de la sorcière" - soit "un petit trou noir au milieu d'un cerne décoloré par la chaleur intense d'une charge creuse" - lequel peut être fatal à l'équipage d'un tank. Ils s'appellent Ivan, Ilya, Oleg, Stepan et Alexeï, viennent de Russie et sont réunis dans un char d'assaut JS 2 - baptisé le Karl Liebknecht. Bergounioux va décrire l'odyssée de ces cinq garçons pas forcément faits pour la guerre, dans ce véhicule blindé les menant au Berlin dévasté de 1945, où fleurissent les panneaux "NIE KAPITULIEREN". Il est difficile de ne pas être estomaqué par ces 50 pages, qui captent admirablement l'odeur de mazout, la rotation des tourelles, le cliquetis des chenilles ou les déflagrations de la mitrailleuse Douchka. 

En écho au destin d'Ivan, Homère et Bakounine

A cette évocation guerrière se superpose donc un curieux essai, Le Récit absent, dans lequel l'auteur mêle philosophie, histoire de l'Union soviétique, anecdotes sur quelques grands écrivains et digressions politiques. L'évocation d'Homère, de Bakounine ou de Faulkner vient en écho au destin d'Ivan et de ses compagnons d'infortune, révélant le véritable sujet de ce livre : la littérature comme champ de bataille. 

Baptiste Ligier, Lire

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http://pierre.campion2.free.fr/cbergounioux_fable.htm

 Pierre Campion : Compte rendu du livre de Pierre Bergounioux, Le Récit absent. Le Baiser de sorcière.
© : Pierre Campion.



L'odyssée du « Karl Liebknecht »

Le pouvoir des fables

Tête-bêche, deux titres, deux livres dans le même volume : sous le même ISBN et pour le prix de 19 €, imprimés sur chaque face ; chacun avec sa page de couverture, sa photo en vignette sur cette couverture, ses marques de propriété éditoriale au début et à la fin (© Argol éditions, etc.), sa propre pagination… Pas de quatrième de couverture, pas le moindre mode d'emploi, pas de pile pas de face : par quel côté prendre cet objet insolite ? Un détail toutefois : la longue liste « Du même auteur » commence avec Le Récit absent et se poursuit — « Du même auteur (suite) » — avec Le Baiser de sorcière… Celui-ci fait soixante pages ; celui-là quatre-vingt quatre. Faisant jouer l'arbitraire du lecteur, je commence par Le Récit absent.

Là on lit à nouveau l'une de ces vastes synthèses que Pierre Bergounioux affectionne et qu'il a déjà pratiquées avec La Cécité d'Homère (1995), Jusqu'à Faulkner (2002) et Agir, écrire (2008) : l'un de ces parcours au galop — mais non pas éperdus — dans l'histoire du monde et de la littérature, une traversée à toute vapeur de l'histoire de la littérature dans l'histoire du monde. Serrons encore ces pages toutes en raccourcis affolants : entre l'Antiquité, qui ne les pense pas, et Marx qui les pense, l'organisation sociale et les processus de la production et des échanges peu à peu tendent à un achèvement, qui est le perfectionnement de l'humanité enfin rendue à elle-même par elle-même. Dès lors que ce processus a été formulé, il s'accélère : Lénine rassemble en un moment de pensée la pratique et la théorie de ce mouvement, et il le fait triompher illico. Il meurt épuisé de cet effort sans précédent dans l'histoire des humains. Staline survient : tout est perdu. À l'Ouest, le capitalisme accomplit son concentré aux États-Unis, et l'éditeur de Faulkner est acculé à la faillite ; à l'Est, le socialisme se liquide en URSS, car tout jeune écrivain qui aurait voulu raconter cette histoire et ainsi l'accomplir serait allé en prison — fin du livre. D'où cette constatation, qui faisait l'incipit :

À l'encontre de la loi non écrite qui veut que toute expérience, depuis le début des Temps modernes, reçoive, dans l'instant même une expression homogène à son ampleur, l'événement majeur du xxe siècle, qui fut la naissance, la vie et la disparition de l'URSS, n'a pas trouvé d'écho digne de ce nom dans l'ordre de la littérature, et c'est peut-être de cette carence qu'elle est morte.

La provocation marche aussitôt, le lecteur se récrie : Et Thucydide qui, avec une conscience admirable de l'Histoire, écrivit sur-le-champ la guerre du Péloponnèse dans laquelle il avait commandé ? Et Tacite, qui raconta aussitôt les Annales des princes, et Virgile qui récitait la légende de la Rome impériale dans le temps même que celle-ci s'édifiait, et Joinville, l'historien de son saint Louis, le combattant de l'une des dernières croisades ? Reste cette question, prégnante et qui touche à la nature de la littérature :

À partir de quel moment l'accélération de l'Histoire, qui est le trait majeur de l'époque contemporaine, annule-t-elle le décalage entre l'existence et la conscience au point de les rendre à peu près concomitantes, comme l'éclair et le tonnerre, lorsque l'orage est sur nos têtes ?

La pensée dernière d'une action, c'est bien le récit de cette action : en tant qu'il la représente, il la rend réfléchie, pleine et entière, effective et effectuante. Bergounioux cherche donc dans l'histoire de la littérature le flash fulgurant et définitif qui ferait se conjoindre, dans un livre — dans un Livre ? —, l'histoire et la conscience de l'Histoire. Il pense pouvoir décrire ce clash dans Sanctuaire, tel que ce récit fut écrit dans un comté perdu des États-Unis et rejeté par l'Amérique ; il ne le voit pas dans l'événement majeur qui frappa l'Occident en Europe : ce récit-là est manquant. Cependant, à partir des jours où nous sommes, il remonte le temps sur la courte distance qui nous sépare de la vie et la mort de l'URSS — vingt ans tout de même —, et il pense avoir trouvé le point : mais, là où Rousseau cherchait l'événement plein qui fonda nos sociétés — il ne le trouva pas —, Bergounioux postulera et racontera un moment vide, celui où en effet le Récit fut possible, et n'eut pas lieu.

*

La péripétie de notre lecture consiste à retourner le volume. Le récit positif de l'absence du Récit, c'est Le Baiser de sorcière. Le 29 avril 1945, en formations par quatre, une colonne de chars entre dans Berlin déjà presque traversée. Ce sont des JS 2 : des tanks Joseph Staline de la deuxième génération, dotés de leurs munitions pour le combat de rues (les JS 3 sont là mais ils ne seront pas engagés). Dans le char nº 103, baptisé « Karl Liebknecht », du nom d'un martyr allemand de la Révolution, venus de plusieurs nations de l'URSS et de toutes sortes de métiers, Oleg, Stepan, Ilya et Alexeï, sous le commandement d'Ivan. Aux abords du Tiergarten, du Reichstag et de la porte de Brandebourg, en liaison avec l'infanterie sibérienne, violemment secoués à chaque départ de feu, les chars écrasent de leurs obus spéciaux immeubles et barricades. Dans un confinement de graisse, de gaz chauds, de sueur et de vomi, l'équipage crève de fatigue. Un jour et une nuit. Au matin, le combat a cessé, on ne bouge plus, on reprend souffle. Seul des quatre chars engagés ensemble, « Karl Liebknecht » revient de l'enfer. Toute la journée, il attend les ordres.

À ce moment du récit, une idée vient concrétiser toute l'action, une pensée naît à Ivan, une dialectique surgit à son esprit comme une visitation :

Pour la première fois dans l'Histoire, la force de combat, qui n'est jamais que la force de travail appliquée à une besogne négative, à une désutilité calculée, massive, possède l'aptitude à formuler le réel comme expérience du présent, sur site. La généralisation de l'instruction primaire, l'ouverture de l'enseignement secondaire dans les pays développés, restituent aux acteurs le contrôle de la narration qu'ils avaient abandonné, dès l'origine, à la caste lointaine, fermée, orgueilleuse des lettrés.

Aussi loin qu'on remonte dans l'histoire de la narration (jusqu'aux écrivains en manchettes du XVIIIe siècle français, et jusqu'à Homère), rien justement n'était arrivé comme cela. Parvenu au repaire de l'ennemi absolu, un Ivan se retrouve à la fine pointe où concourent dans la carapace de son blindé, dans son propre corps et à travers celui de son équipage, dans son expérience et dans sa pensée : toute la force industrielle de l'Union (et ses camions américains) et tout son système d'enseignement, toute son organisation soviétique, toute sa résolution politique, morale, philosophique, tout l'efficace de la pensée de Marx, actualisée en 1848, puis en 1871 à Paris, puis de manière décisive par le génie pragmatique de Lénine en 1917, et représentée en ce jour dans l'icône de Staline.

Sur l'instant, Ivan décide qu'il va écrire lui-même le récit de cette action, le soustraire aux fonctionnaires appointés de la narration, réaliser ainsi et ensemble la pensée de ce moment — l'action et son expression —, achever de fait et de droit la Révolution de 17, la dialectique de Marx et l'Histoire tout entière :

Il pense qu'il pourrait le fixer [le sens de ce moment], lui, parce qu'il sait ce qui s'est passé. Il y était. Il s'y trouve encore, même si le fracas et la poussière retombent, qu'on entre dans l'après. Et pour le cas où les bonzes du Commissariat à la Culture trouveraient à redire à ce que lui, Ivan, dix-huit ans, commandant de char, a personnellement rapporté de sa descente dans l'antre de la bête, il compte en dédier le récit au Camarade maréchal Giorgi Joukov.

« Karl Liebknecht » reçoit l'ordre de faire mouvement. D'un immeuble dévasté, un peu au dessus du char, les deux servants d'un panzerfaust (« deux gamins terrifiés du Volksturm ou deux SS épuisés, farouches, sans espoir ») l'ajustent, la charge creuse pose sur le blindage le petit orifice noir de son baiser de sorcière, tout est calciné à l'intérieur. Morts ou vivants, les tireurs n'auront jamais su ce qu'ils ont tué.

Il n'y aura pas de récit de la chute de Berlin, sauf, innombrables, mensongers et vains, par les académiciens à casquette de Staline.

Est-ce un accident, une coïncidence bête, un malheureux hasard ? Est-ce le fait, version noire de la Légende dorée, que le Méchant se substitua au Bon ? Non, c'est un événement comme bien d'autres, de ceux qui viennent contredire ironiquement les bulldozers conceptuels et les prévisions de toutes les pensées uniques, notamment de celle-ci, soi-disant la dernière, la mieux armée pour mettre fin justement à la puissance inhumaine de l'événement. L'événement se moque bien de la dialectique, de l'ingéniosité de Lénine à saisir le kaïros qui devait mettre fin d'un seul coup à l'Histoire : procurer pour toujours à l'humanité par elle-même rassemblée la maîtrise de son destin. Lénine déjà n'était pas un ange. Et, n'en déplaise à Khrouchtchev, l'écrivain au rapport, l'avènement de Staline n'est pas plus assignable à une raison a priori — dialectique ou pas — que la mort d'Ivan ; c'est peut-être cela que l'auteur souhaite nous faire entendre. Ivan meurt sur place parce que, de toutes les façons, lui et son livre auraient sombré à l'archipel du Goulag. Dans les mêmes temps, un autre officier de l'Armée rouge, un artilleur retour de guerre, va se faire condamner à des années de camp. Cependant, bien qu'Une journée d'Ivan Denissovitch n'ait pas été pour rien dans l'implosion de l'URSS, Soljenitsyne n'entre pas dans le plan de Bergounioux : c'est que, sans doute, il ne fit que défaire ce qui déjà se défaisait.

Dans la vignette du Récit absent, Staline fait un pied de nez. À qui, à quoi, sinon à la pensée de l'Histoire ? Dans la vignette du Baiser de la sorcière, une photo du char 103, mais qui n'est pas prise sur un fond de ruines. Comme beaucoup de célèbres images guerrières, elle fut posée à loisir et peut-être même rectifiée. Aux dépens des combattants, les chars de la propagande et les cyniques rigolards s'en vont à la ruine, tout comme les pensées trop bien armées.

Il y a autre chose. Un récit, en lui-même, est bien un événement de pensée. Mais justement, entre l'idée de l'écrivain, qui se saisit de lui un jour dit, et la réalisation de son texte, il y a place pour l'aventure et la mésaventure, pour l'échec. Des plus avertis qu'Ivan le savent d'expérience, parmi lesquels, on s'en doute, Pierre Bergounioux. Une durée sépare l'idée de son effectuation, durée pendant laquelle l'imprévu joue de ses tours, heureux ou malheureux, à la plus forte intention de pensée. L'écriture d'un récit est elle-même une action, soumise donc à la circonstance, à la fatigue et à la mort, à la fortune, à l'adversité ou à la chance. Tirée du fond de la barbarie, une flèche anéantit en un instant la pensée qui allait réaliser, sous la forme pure et simple d'un récit, le vœu ancestral d'humanisation de l'humanité. Mais déjà, quand l'événement rattrapa Ivan, la poussière du combat était retombée, on était « dans l'après » : comme l'oiseau de Minerve, le récit vient toujours plus tard, ou ne vient pas.

*

Protestant à nouveau, on voudrait objecter que, moins de quatre mois plus tard, l'équipage du B-29-45-MO Enola Gay déposa en un point du Japon la fleur mortelle de toute la puissance américaine en tant que puissance du monde et que, sans doute, cette affaire-là fut encore plus décisive et de plus lointaine portée que l'odyssée du « Karl Liebknecht ». Que, le matin du 10 août 1945, après la deuxième bombe, le photographe Yamahata, envoyé en mission pour rendre compte de l'événement, à la vue de l'impensable pensa peut-être qu'il allait faire à Nagasaki les dernières photos de guerre de toute l'histoire des guerres depuis qu'on en a tiré des images.

Objections plutôt vaines, car elles s'adresseraient en l'occurrence à une fable et non à un récit historique ou à une histoire de la littérature : on ne réfute pas les fables. Il y a ici deux fictions et non pas une seule. L'une raconte la féerie funèbre du tank « Karl Liebknecht » et de ses occupants prisonniers d'une carapace appelée Joseph Staline et offerts tout vivants au baiser brûlant d'une sorcière ; l'autre reprend le mythe familier de l'auteur, lequel enjambe ironiquement toute l'histoire de la littérature, d'Homère à Faulkner et désormais à Ivan. Dans la légende personnelle de Pierre Bergounioux, il y avait Sanctuaire, le livre surgi dans la bibliothèque de Brive au scandale de l'adolescent (La Mort de Brune, 1996) ; il y aura maintenant un récit absent.

*

En vertu du « pouvoir des fables », l'écrivain fait à bon droit ce que son invention lui suggère, y compris, inadvertance ou plaisanterie, situer Berlin quasiment sur la rive de l'Oder. Tel est l'arbitraire dont il use, comme un autre faisait parler les animaux et même les buissons, pour faire entendre des vérités qui ne relèvent pas des armes de la dialectique, ni de la dialectique des colonnes blindées. Comme il y a deux fables du Bûcheron et la mort, il y a, dans Bergounioux, tête-bêche, deux fables de l'action humaine, ou bien encore une fable et sa morale, inséparables.

Ces fables à la beauté entêtante, Pierre Bergounioux les a écrites.

La vocation des écrivains, c'est de créer des images qui nous regardent chacun, allusivement, et la leçon des images, c'est à chacun de la tirer.

Pierre Campion

Un autre indice ? Sur le site de l'éditeur, pour représenter le livre, on a choisi la couverture du Récit absent.

En 2001, dans B-17 G, Pierre Bergounioux avait raconté de manière magnifique l'odyssée mortelle d'un bombardier américain au-dessus de l'Allemagne.

À un moment de la bataille, l'indication des « deux églises jumelles, à colonnades », permet d'identifier la place du Gendarmenmarkt. On n'est pas loin, ajouterais-je, d'Unterdenlinden et de l'Université de Berlin où Hegel professa. Sous le nom d'Université Humboldt, elle conserve, comme un monument historique, inscrite en son hall par décision du Parti communiste de la RDA (SED), la célèbre thèse 11 de Marx sur Feuerbach : « Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert; es kömmt drauf an, sie zu verändern, Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières, il s'agit maintenant de le transformer. »

Dans son roman Sarinagara (2004), Philippe Forest raconte la journée de ce photographe.

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Le baiser de sorcière Le récit absent

Deux livres en un. Deux textes reliés par la même traversée d'une épopée apocalyptique du XXe siècle. Bergounioux revisite la Littérature et ses liens avec la société jusqu'à une réflexion inédite et singulière qu'il nomme Le Récit absent : «La force des bolcheviks, quand ils n'étaient qu'une poignée de proscrits dispersés entre les mines de sel de Sibérie et les meublés bon marché d'Europe occidentale, leur optimisme, leur ardeur, ils les tiraient de ce qu'ils ne proposaient rien qui procède d'un intérêt partiel, plus ou moins déguisé, mais l'égalité complète...» aucune Littérature soviétique. Pensées qu'il concrétise en quelque sorte par une fiction : Le Baiser de Sorcière, récit dans la veine du texte «mythique» B-17G. Pierre Bergounioux cette fois invente, heure par heure, le récit de l'avancée d'un tank Russe, le JS2, de Moscou vers Berlin en 1944. L'histoire des cinq tankistes est l'écho inversé de B-17 G. D'un côté, l'Ouest, l'Amérique, le libéralisme, l'Atlantique, l'aviation, la vitesse, le ciel, l'aluminium, de l'autre, l'Est, l'URSS, la grande plaine orientale, la planification, l'acier, la vieille terre, les chars écrasants. «Le canon est chargé, la lampe témoin allumée. Alexei est penché devant, les yeux collés à l'oculaire de son épiscope, Oleg debout à son poste, accroché aux poignées, sous la circulaire, Stepan caché par la culasse, Ilya invisible, dans le nez. (...) Rasant les murs, enjambant les blocs de maçonnerie, les monticules de décombres qui obstruent les trottoirs, tête levée, pistolet-mitrailleur oblique, les fantassins ne sont que des ombres imprécises dans la poussière et le fracas. Le 103 cahote sur une traînée de gros moellons, de poutres arrachées à un immeuble, s'immobilise.»



 

 


 

 



 













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